Le premier livre de Philippe Claudel que j’ai cherché à lire (Les âmes grises) m’a tellement ennuyé que je l’ai abandonné au bout de 200 pages. Celui-ci au contraire m’a passionné, et pourtant les thèmes abordés par l’auteur dans ces deux ouvrages me semblent proches. Philippe Claudel prend un village reculé comme lieu d’observation, ou faut-il dire d’expérimentation ?, et il en extrait les composantes humaines à l’origine des plus grands drames. Dans un aller-retour constant entre passé et présent, il mêle avec beaucoup de talent la petite histoire et la grande, celle du village et celle des camps de concentration. L’apparence faussement décousue du récit lui permet de maintenir un lien constant entre les époques comme entre les personnages, et il utilise cette continuité pour tordre le coup à toute idée d’évolution humaine.
L’humanité telle qu’il la présente est lâche, oublieuse, envieuse, faible, et surtout toujours égale à elle-même. Pas très gai ? C’est vrai, mais c’est tout le talent de l’auteur d’avoir su rendre l’histoire vraiment prenante, et d’avoir créé un narrateur aussi intéressant que Brodeck, « l’homme revenu de là où on ne revient pas ». Brodeck, dont l’expérience et la lucidité ne sont finalement d’aucune aide, mais est-il possible de s’affranchir des autres et de l’histoire ?
C’est un excellent roman.
Extrait: «Qui donc a décidé de venir fouiller mon obscure existence, de déterrer ma maigre tranquillité, mon anonymat gris, pour me lancer comme une boule folle et minuscule dans un immense jeu de quille ? Dieu ? Mais alors, s’Il existe, s’Il existe vraiment, qu’Il se cache. Qu’Il pose Ses deux mains sur Sa tête et qu’Il la courbe. Peut-être, comme nous l’apprenait jadis Peiper, que beaucoup d’hommes ne sont pas digne de Lui, mais aujourd’hui je sais aussi qu’Il n’est pas digne de la plupart d’entre nous, et que si la créature a pu engendrer l’horreur c’est uniquement parce que son Créateur lui en a soufflé la recette. »